Mystérieuse Hélène
Par Marie-Claire Fourmaux
Je me promène de temps à autre dans le parc du Prieuré de Saint-Cosme à la Riche, car j’habite à proximité. Il me suffit de remonter la rue dans laquelle je suis domiciliée. J’arrive très vite sur un chemin qui surplombe la route et plus bas, la Loire. Ce chemin passe près du Prieuré. Lorsqu’il fait beau, je décide d’y aller. Je n’ai pas besoin pour cela de m’organiser à l’avance. Le parc et le sous bois sont assez communs par rapport au prieuré et ses prestigieuses constructions romanes nobles et austères, ses jardins plantés d’arbres fruitiers anciens, de lauriers et de figuiers, son jardin de plantes venues d’autres pays, les pergolas de roses. Cependant, il est plus tranquille, car moins fréquenté. Peu de visiteurs prennent le temps de s’assoir ici, car ils préfèrent l’intérieur du domaine et ses monuments historiques.
Ce matin du mois d’août dernier, j’eus envie d’aller m’assoir dans le parc afin de goûter la fraîcheur après plusieurs journées de forte chaleur. Je choisis un banc qui était libre derrière un massif de fleurs. Je me suis retrouvée seule sur ce banc, et je me suis laissée aller à ce bien-être. Je n’ouvris pas le livre que j’avais emporté afin de goûter à la tranquillité de ce moment, tout en me laissant aller à la rêverie, invitée par le bruissement des arbres. J’eus d’abord la sensation d’une présence avant de la voir s’approcher du banc. Elle semblait être apparue soudainement plutôt que d’avoir contourné le bosquet. Je me souviens encore de cette impression.
Je fus aussitôt surprise par la tenue de la jeune femme qui s’approchait à pas lents et légers, comme si elle glissait sur le sol. Elle portait une longue robe rouge capucine avec des manches gigot, s’évasant à partir de la taille jusqu’aux pieds. Son large décolleté était drapé d’un col en dentelle très fine, presque transparente. Le visage de la jeune femme était surprenant : long, avec des traits fins, un menton délicat, mais ferme, qui lui donnait un petit air boudeur. La bouche sensuelle, bien close et le nez long et mince exprimaient de la sensibilité. Ses yeux étaient remarquables aussi : en amande large et bleus rayonnants sous des sourcils fins et déliés. Ses cheveux bruns épais étaient séparés, tirés vers l’arrière puis enroulés en une grosse natte bien serrée autour de la tête, formant comme une couronne. Elle était belle, impressionnante. Elle continuait à s’avancer tandis que je la regardais. Et sans rien dire, elle prit place sur le banc à une légère distance de moi. Je remarquais encore qu’elle avait un long cou rond qui sortait joliment du col en dentelle arachnéenne.
— Bonjour, Madame. Excusez-moi de vous importuner pendant votre repos. Je rencontre rarement des gens à cet endroit.
Elle avait une voix douce, un peu faible, ou lasse. Je le ressentis ainsi.
— Bonjour, répondis-je. En fait, à part les promeneurs habituels, personne ne sait qu’il y a un banc derrière ce bosquet.
Elle s’assit. J’entendis le froissement de sa robe dont elle rassembla les plis avec soin.
— Vous appréciez cet endroit ? me demanda-t-elle en tournant à demi le visage vers moi. Ainsi, elle gardait le regard tourné vers le massif de fleurs.
— De temps à autre, répondis-je. J’aime sa tranquillité et sa fraîcheur quand il fait chaud.
— Oui, c’est un endroit paisible. À chacune de mes promenades, je passe par ici et je m’assois quelques instants.
— Vous y venez régulièrement ?
— Oui. J’espère y croiser Monsieur de Ronsard.
— Ah ? fis-je très surprise d’abord.
Dans ma tête, les idées se rassemblaient. Je commençais à comprendre que j’avais affaire à une comédienne qui jouait le rôle d’Hélène de Surgères, inspiratrice du poète Pierre de Ronsard qui avait été gérant du domaine et y avait vécu une partie de sa vie jusqu’à sa mort. Ce lieu lui avait été attribué par la reine Catherine de Médicis et son fils, le roi Charles IX. Probablement, sa prestation faisait partie d’une animation culturelle estivale. Je décidais de jouer le jeu, car l’occasion était intéressante et amusante.
— Vous arrive-t-il de le rencontrer ?
— Hélas, non ! Tout comme je ne le retrouve pas dans les bosquets aménagés au jardin des Tuileries. Là où autrefois, il m’a surprise alors que je rêvais près d’une fontaine, tout en écoutant le chant des oiseaux. Sa compagnie me manque et je le cherche ici et là-bas. L’auriez-vous aperçu ?
— Non, répondis-je en réfléchissant à la façon d’entretenir le dialogue. Je reste souvent à l’écart du monde.
— Je comprends.
— Vous êtes Hélène de Surgères, n’est-ce pas ?
— Oui. Oh ! se désola-t-elle, j’en oublie la politesse. À qui ai-je l’honneur ?
Je me présentais par mon prénom et mon patronyme et j’ajoutais que je vivais tout près d’ici. J’ajoutais :
— Je suis désolée que vous ne retrouviez pas monsieur Ronsard.
— Ah, je le regrette souvent ! J’aimais son langage. Il était touchant et respectueux. Quand nous avons pris l’habitude de nous rencontrer dans les jardins des Tuileries, j’acceptais de l’écouter. Il est souvent revenu me tenir compagnie près de cette fontaine où j’aimais rêver. Mais, je le reconnais quand il s’est déclaré, je ne l’ai pas pris très au sérieux. Sa poésie me ravissait, j’étais flattée qu’il m’ait choisie entre tant d’autres jeunes femmes de l’Escadron volant de la Reine Catherine, car c’était un poète renommé. Mais je connaissais bien toutes les chansons qu’il avait écrites pour d’autres avant moi : Cassandre, Marie, Genèvre, et Isabeau. Je me moquais un peu de lui, de son attrait pour les belles femmes. Il répondait qu’il m’aimait vraiment, autant mon allure, que mon esprit brillant, et ma vertu. Il m’a promis que je serai son dernier amour.
Elle s’interrompit. Le ton de regret que la comédienne avait mis dans ses paroles était si sincère que je me sentis touchée par le personnage.
— Vous étiez très jeune, rappelai-je en faisant appel à mes connaissances sur le sujet des amours de Pierre de Ronsard.
— Oui... Est-ce que cela excuse que je me sois jouée de lui ? Je lui ai demandé de renoncer en poème à ses anciennes amours. Mais j’étais un peu jalouse, je le reconnais. Je voulais m’assurer de sa sincérité. Il est devenu mon soupirant officiel, et je l’ai autorisé à me rendre visite à mon appartement, au dernier étage du palais du Louvre. Il devait faire un effort considérable pour monter l’escalier. Je le laissais assister à mes apprêts. Un jour, il m’a attaché un ruban au bras. Un ruban de soie rouge. Regardez !
Elle souleva sa manche et j’aperçus, enroulé autour de son poignet un ruban d’un rouge soutenu.
— Dans un sonnet, il regrettait de n’avoir captivé que mon bras et non mon cœur !
Sa tristesse semblait réelle. À partir de ce moment-là, j’ai commencé à me sentir partagée entre l’admiration pour le talent de comédienne de la femme assise à mes côtés, et un certain embarras. J’avais l’impression qu’elle exploitait trop le côté sombre de cette relation, et que cela pouvait mettre mal à l’aise le promeneur-spectateur qu’elle avait choisi comme interlocuteur. Elle poursuivit tandis que je cherchais une façon de modifier la conversation.
— Son ton a changé. Il a renoncé à toutes les subtilités du langage courtois et à ses artifices. Le registre de ses poèmes est devenu mélancolique. Au fil des billets doux qu’il composait, je voyais son sentiment évoluer en une amitié amoureuse. Alors, je suis devenue plus aimable avec lui et moins distante. Je lui rendais visite quand il était fatigué. Il m’arrivait aussi de partager ma tasse avec lui. Cela l’émouvait et il écrivait son trouble. Un jour même, je lui ai déclaré mon amour. Ce que j’éprouvais alors était un sentiment large, qui s’étendait au-delà d’un simple lien amoureux. Il commençait à gagner mon cœur. Et cela m’a fait peur.
Elle cessa de parler. Sa voix s’était comme cassée. Soudain, je me demandai si cette femme n’était pas en réalité une mythomane, et non une comédienne engagée par le Conseil Général. Je décidai de changer d’attitude, de me mettre à son écoute d’une façon plus intériorisée que ludique.
— De quelle façon ? demandai-je sur un ton gentil.
Elle tourna un instant son visage vers moi. Je vis dans ses yeux un éclair de surprise. Puis elle regarda à nouveau au-devant d’elle, ne me laissant voir que son profil fin.
— Nos appartements dans le Louvre n’étaient pas éloignés, aussi nous nous rencontrions presque tous les jours. Bien sûr, j’étais flattée qu’un aussi grand poète que lui me fasse la cour, mais je reconnaissais en moi un autre sentiment. Je sentais mon cœur s’ouvrir de plus en plus à lui. Parfois, je songeais à me retirer dans un couvent pour me sauver de cet amour en vivant en solitaire. Il me disait que cela n’éteindrait pas le feu de la passion.
Elle laissa échapper un petit soupir avant d’ajouter :
— Pour ma part, ce n’est pas la passion que je pensais à fuir, mais les attraits de la vie de cour qui nous tournaient la tête. J’aimais danser. Pierre m’accompagnait au bal. On disait que j’étais gracieuse, légère et on appréciait mon aisance, même aux danses les plus effrénées. Pierre dansait peu avec moi et me contemplait. La reine Catherine est partie à Saint-Germain et je dus la suivre, car je faisais partie de ses demoiselles de compagnie. Pierre venait encore me rejoindre à cheval. Puis, la reine a souhaité s’installer à Chenoncaux sur les bords de la Loire pendant quelques mois. Catherine avait des difficultés politiques et elle a voulu rassembler les nobles à l’occasion de célébrations et de jeux. Nous, ses demoiselles, nous jouions le rôle de nymphes. Pierre est resté à Paris. Ses œuvres venaient d’être rééditées et avaient beaucoup de succès. Nous avons été séparés pendant plusieurs mois. J’ai cependant entretenu notre relation par correspondance. Parfois, je me contentais de lui décrire les évènements mondains, parfois je faisais référence à notre amitié. J’avais conscience de maintenir volontairement ce lien qui aurait pu s'assagir à cette période. Autour de nous, l’atmosphère politique s’aggravait. La haine entre protestants et catholiques menaçait d’éclater à tout moment. Et puis, est venu ce jour affreux où la cloche de Saint-Germain l’Auxerrois a sonné donnant le signal pour une grande chasse au huguenot. Tous les gentilshommes protestants du Louvre ont été rassemblés dans la cour, désarmés et expulsés. Parvenus à la porte, ils ont été poignardés par des soldats qui les attendaient. Certains ont pu s’enfuir dans le palais, mais ils ont été rattrapés, puis assassinés, la plupart avec des flèches, dans les couloirs, les escaliers, les galeries et jusque dans les chambres. Partout, il y avait du sang. On a entassé les corps dans la cour et on les a dévêtus. Je me souviens du choc que cela a provoqué en moi, car non seulement cette vision était horrible, mais j’ai vu des dames venir tout exprès par curiosité pour voir les corps nus de ces hommes. C’était épouvantable.
Elle s’arrêta de parler. Je pouvais comprendre qu’elle évoquait le massacre de la Saint-Barthélemy. Le ton qu’elle employait était plein d’une émotion qui paraissait réelle, surtout de la tristesse et de la peur. Je me disais à nouveau qu’elle était soit une très bonne comédienne, soit une mythomane. Mais je me demandais comment elle pouvait avoir une telle connaissance de ce sujet. Je commençais à penser qu’elle était peut-être une historienne, atteinte d’un délire chronique. Je réfléchis à une façon de l’amener à parler d’elle plus précisément afin de comprendre ce qui se passait réellement dans cette rencontre.
— Vous y avez assisté quant à vous ?
— Oui, souffla-t-elle. Avec d’autres demoiselles voisines, nous allons voulu nous rapprocher pour voir ce qui se passait dans la cour lorsque les gentilshommes protestants y ont été amenés. Nous ne nous attendions pas à ce qui a suivi. J’étais terrorisée et je me suis enfermée dans mon appartement. Mais j’ai entendu les cris des hommes qu’on assassinait et ceux de leurs meurtriers. La Reine Catherine ne nous a pas fait appeler pendant les jours qui ont suivi. Les massacres se sont répandus partout dans la ville. Je l’ai appris par la suite. Le roi Charles était désespéré de ce qui se passait. Il ne savait comment arrêter le flot de meurtres. Il a commencé à avoir des accès de grande mélancolie. Sa mère a tout tenté pour le réjouir, en vain. C’était une période étrange. Catherine de Médicis ne se souciait pas de la guerre civile qui avait lieu au-dehors. Elle organisait des fêtes, des festins, des divertissements. On célébrait la Paix, la France et la Prospérité. À cette époque, la France entière récitait les vers de Pierre de Ronsard. Charles IX l’avait couvert d’honneurs et de prébendes. Je continuais à lui exprimer ma tendresse. Je jouais avec lui. Mais je faisais en sorte de préserver ma vertu. Je l’exaspérais. Et il se vengeait parfois dans ses vers, me disant qu’un jour je serai vieille et que je regretterai de l’avoir tenu à distance.
— Ah ! m’exclamai-je et je récitai : « Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle ».
— Vous connaissez ce poème ? Bien sûr, il était déjà célèbre autrefois.
— Je l’ai lu plus d’une fois, confirmai-je. J’ai été enseignante.
— Oh, très bien. Alors vous connaissez les vers de Pierre !
— Oui, je les ai lus et parfois étudiés. Aujourd’hui, ils font partie des classiques de la littérature française.
— Je l’ai appris, oui. Et cela me rend heureuse. C’est une des rares choses qui me rend encore heureuse à présent. Il avait raison quand il écrivait que j’aurais des regrets.
— Quand l’avez-vous perdu ? demandai-je en essayant de tester à nouveau la cohérence de son discours.
— Le roi Charles est mort. Pierre l’aimait beaucoup, non seulement parce que Charles avait reconnu et récompensé son talent, mais parce que c’était un jeune homme fin et sensible. Cette époque a été douloureuse pour lui. La distance que je maintenais dans notre relation a été d’autant plus difficile à vivre pour lui. Il s’est senti déchiré. Pourtant, il n’a pas renoncé à me faire la cour. Mais, lorsqu’il a émis le souhait de rassembler les sonnets qu’il avait écrits pour moi en un recueil particulier, j’ai pris peur. C’est vrai, j’ai eu très peur que ma réputation en pâtisse. J’ai insisté pour que cela ne se fasse pas. Il en a éprouvé beaucoup de peine. Malade et las des vicissitudes de la cour, il s'est replié de plus en plus souvent dans ses prieurés et notamment à Saint-Cosme, au contact de la nature qu’il avait toujours aimée. Il a voyagé quelque temps encore puis son état s’est aggravé. Il souffrait des pieds, des jambes et des jointures. Il a également été affecté par la mort de ces amis Jodelle et Belleau. Il a mis un terme à sa cour auprès de moi, et il n'a plus cherché aucun autre amour. Il est revenu une dernière fois à Paris et a très mal supporté ce séjour. Il a été ramené perclus de douleurs ici, dans son prieuré de Saint-Cosme où il est mort quelques jours plus tard. Là, à la veille de sa mort, il a dicté ses derniers vers. C’était en décembre.
Elle se tut. Je me fis la réflexion que toute personne qui connaissait bien l’histoire de Pierre de Ronsard pouvait avoir rassemblé de telles informations. Il manquait quelque chose que je pensai à lui demander :
— Mais vous, comment avez-vous vécu cette fin ?
— J’ai éprouvé beaucoup de tristesse, d’abord. Je pensais qu’il avait dû se sentir bien seul dans les derniers jours. Ne plus pouvoir sortir et marcher devait le tourmenter. Mais on m’a assuré que dans ses dernières heures, il était apaisé et reconnaissant pour la vie qu’il avait menée. Il est mort dans le sommeil. Je n’ai pas assisté à ces funérailles. Mais j’ai beaucoup prié pour lui ce jour-là. C’est ensuite qu’est venu le regret. J’ai compris que j’avais vraiment été son dernier amour.
— Qu’est-ce que vous regrettiez le plus ?
— Oh, d’avoir trop souvent joué avec ses sentiments, de ne pas avoir imposé plus de dignité à notre lien. Je l’ai laissé me courtiser, parce que j’étais flattée. Il était célèbre et apprécié du roi. Ses poèmes avaient beaucoup de succès. J’aurais pu faire en sorte que cette relation devienne une belle amitié spirituelle, mais j’ai toujours été ambiguë. Je reconnais aujourd’hui que je n’ai pas eu le courage d’empêcher cela parce que je craignais qu’il s’éloigne et finisse par courtiser une autre femme. Pourtant j’ai continué à défendre ma réputation. Effrayée du bruit fait autour de mon nom par chaque publication des sonnets de Ronsard, je faisais chaque fois savoir que ce lien avait été entièrement platonique. Je rappelais que les sonnets n’étaient que des jeux littéraires et que je n’avais jamais éprouvé de sentiment amoureux pour lui. Mais l’idée que j’ai été son dernier véritable amour me poursuivait. Il m’arrivait de penser que j’avais été la dernière parce que j’avais joué si longtemps avec ses sentiments. J’avais entretenu cette flamme. Cela me donne le vertige. Je suis malheureuse.
— Que s’est-il passé pour vous ensuite ?
— Oh, je me suis consacrée à la piété religieuse et aux bonnes œuvres. J’avais aimé un homme autrefois, à qui j’avais été fiancée, un capitaine de la garde royale qui avait été tué pendant les premiers combats contre les protestants. Je peux dire aujourd’hui que cette peine a sans doute joué un rôle dans le fait que je me suis laissée courtiser par Pierre. Cela m’apportait du baume au cœur. Mais cela n’explique pas que j’ai entretenu cette relation. Peut-être que la culpabilité m’a poussé à faire le choix d’une vie pieuse. Cela se peut. Ce dont je suis certaine, c’est que l’épreuve sentimentale, les conflits horribles auxquels j’ai assisté par la suite, m’ont rendue sensible. Je me suis tournée vers les autres pour oublier ma propre solitude intérieure. Après la mort de Pierre, j’ai compris combien sa présence, ses discours, ses poèmes m’avaient apporté le sentiment d’exister.
— Je me demandais comment vous avez pu mener cette vie pieuse sans être contrainte de vous marier ?
Je posai la question de la façon la plus naturelle. Elle parut surprise, mais elle ne tarda pas à répondre :
— J’ai été mariée. J’ai épousé Isaac de La Rochefoucauld. Ce fut un mariage tardif, mais j’ai eu un fils, François. Je me suis consacrée à ma vie d’épouse et de mère et à des œuvres pieuses. Avoir perdu mon premier fiancé au début de la guerre civile, avoir assisté à ces tueries, et la vie à la cour a laissé des traces en moi. Ces traces m’ont amenée vers cette vie pieuse. Quand je faisais partie de l’Escadron volant, des trente dames d’honneur choisies par Catherine de Médicis, j’ai servi d’ornement pour la cour. Nous devions nous présenter comme des nymphes qui dansent, chantent ou jouent la comédie, mais notre véritable mission était de servir la politique de la France en toutes circonstances. Nous menions une existence très stricte, nous vivions et dormions ensemble sous la surveillance de la princesse de La Roche-sur-Yon. Nous devions donner l’exemple de la vertu, d’un esprit cultivé, tout en faisant étalage de nos charmes et de nos sourires. Nous devions faire renaître l’amour courtois, redonner à la Cour une atmosphère de galanterie et de sagesse, dans le but d’adoucir les gentilshommes et de les rendre plus aimables. Ainsi, ils pensaient moins à fronder. J’étais éblouie par les fêtes organisées par Catherine, par sa passion pour les arts qui faisaient de nous des muses admirées par toute la cour. Certaines d’entre nous entretenaient des relations amoureuses charnelles, mais celles-ci devaient rester très discrètes. Ces liaisons étaient tolérées par la reine, mais au moindre scandale public, les demoiselles qui n’avaient pas pu garder le secret étaient bannies de la cour. Pour ma part, je suis restée toujours vertueuse. Je n’étais pas attirée par la liberté des mœurs.
— Vous paraissez jeune, fis-je remarquer.
Elle évoquait une partie de sa vie qui aurait pu correspondre à la maturité, lorsqu’elle ne pouvait plus jouer ce rôle de nymphe de la cour et avait regagné la province, où elle s’était mariée.
— Oui, vous trouvez cela étrange n’est-ce pas ?
— Un peu.
— Je ne sais pas pourquoi. Je suis revenue avec ma figure et mon apparence de demoiselle. La première fois, c’était aux Tuileries. Peu à peu, je suis repassée par les endroits que j’avais fréquentés autrefois dans ce lieu. Et c’est ainsi que j’ai pensé que je pouvais retrouver Pierre. Il suffit que je pense fort à lui et je suis transportée dans ce lieu, comme parfois lorsque je pense à mon beau château en Charente, j’y suis également transportée. La première fois, j’ai été heureuse de voir qu’une des tours porte mon prénom.
— Alors, vous savez que tout ce que vous voyiez aujourd’hui n’est plus de votre temps ?
— Je ne comprends pas vraiment votre question. Moi, je les vois toujours comme autrefois. Je ne sais pas de quel temps vous parlez. Les rares personnes comme vous à qui j’arrive à parler sont toujours surprises de me rencontrer. Les autres ne me voient pas, et ne m’entendent pas.
Cette fois, j’étais très embarrassée. Je n’avais pas envie de jouer un rôle à mon tour, mais elle me regardait, un peu de profil, et son regard était tranquille et interrogatif, et je n’y voyais rien de perfide. Ses yeux bleus, plus larges que longs, sous ses fins sourcils arqués, étaient lumineux. Je pris rapidement la décision de ne pas rompre la comédie qui se jouait. Si cette personne était en proie à un délire chronique, je ne pouvais rien faire pour elle dans l’immédiat. De plus, j’avais un rendez-vous en fin d’après-midi, et le moment approchait où je devrais rentrer chez moi. Je cherchais quelque chose à lui dire :
— Pourquoi est-ce important pour vous de retrouver Pierre ? Vous pourriez aussi vous sentir bien dans votre maison de Charente. Quand vous en parlez, vous donnez cette impression.
— Oui, j’aimais vivre dans notre château de Surgères. Je veux revoir Pierre pour lui exprimer mon regret et retrouver pendant un instant, nos conversations d’autrefois, lui expliquer toutes les choses que j’ai comprises en mûrissant. Pierre n’était pas uniquement le poète courtisan que l’on croit. Il était un homme sensible à son époque, voyageur, travailleur, engagé au service du roi.
— Vous savez, la légèreté, l’inconstance, ou l’égoïsme sont des comportements normaux chez les jeunes personnes. Ronsard aurait peut-être gagné à l’accepter davantage. Il était plus âgé. Il pouvait comprendre. En plus, il avait une expérience des relations amoureuses. Il n’était pas candide.
— Il était beaucoup plus âgé et il n’était pas candide, admit-elle sans paraître fâchée.
Je m’excusai avant d’ajouter :
— J’ai un rendez-vous important dans moins d’une heure. Je dois m’en aller. J’espère que vous trouverez la tranquillité.
— Merci.
Elle ne parut pas contrariée que je m’en aille. Il y avait en elle une sorte de patience et d’amabilité qui semblaient naturelles. Je me rendis compte que cela contribuait à son charme, à l’écoute qu’on avait envie de lui accorder. Je me levai et lui dis :
— Au revoir. Je vous souhaite une bonne fin de promenade.
— Je vous remercie. Adieu !
Je m’éloignai sans me retourner bien que j’en eus envie. Je me surprenais à penser qu’elle pouvait disparaître d’un moment à l’autre. Au moment où j’allais contourner le bosquet, je ne résistai pas et je me retournai. Elle était toujours là, assise sur le banc, dans sa longue robe rouge, au décolleté arachnéen, et aux manches plissées, avec la masse de ses cheveux enroulée qui auréolait son long visage clair. Elle était très belle. J’ai éprouvé alors une émotion singulière composée d’admiration et de tristesse. Je trouvais qu’il émanait quelque chose de tragique de cette femme.
Cette image est restée gravée en moi. Je repensai à elle souvent dans les heures qui suivirent. Pour cette raison, je suis retournée au Prieuré deux jours après. Je suis allée directement à l’accueil du musée qui se tient près de l’entrée principale du parc. Il y avait très peu de monde, car c’était un jour de semaine, proche de la rentrée scolaire. J’en fus soulagée. Les questions que j’avais à poser à l’agent d’accueil étaient un peu étranges. Je lui demandai si le Conseil Général avait engagé une comédienne pour jouer le rôle d’Hélène, la muse de Ronsard, auprès des visiteurs. La jeune femme parut surprise et me répondit négativement. Elle se renseigna néanmoins auprès d’un de ses collègues, un homme plus âgé que j’avais déjà vu auparavant. Il s’approcha pour me répondre :
— Ah, vous avez vu la folle ! Il y a plusieurs personnes qui nous en ont parlé. Depuis un an, elle vient dans le parc. Elle est habillée à la mode du XVIe siècle. Elle parle avec beaucoup de manières et elle prétend être Hélène de Surgères, la dernière femme pour laquelle Ronsard a écrit. Une fois, je suis allé voir pour lui parler, parce qu’un visiteur m’avait dit qu’il venait de la rencontrer, mais je ne l’ai pas retrouvée. J’en ai parlé à nos responsables. On n’a jamais engagé de comédien sur ce site. C’est soit une femme qui aime faire des canulars soit une mythomane.
— Cela arrive souvent que des gens la rencontrent ? demandai-je encore.
— Non. Mais comme cela arrive à différentes périodes, et que les gens nous font toujours la même description, on les croit.
— Elle portait une robe rouge avec des manches bouffantes, et un col de dentelle.
— C’est tout à fait cela. Bon, je vais noter sur notre cahier de rapport qu’elle est revenue le week-end dernier. C’était dimanche ?
— Non, samedi en fin d’après-midi.
Il me remercia. Je sortis du prieuré, rassurée d’une part sur le fait que je n’avais pas « rêvé » et en même temps ennuyée. J’avais presque cru au discours sincère et sensible de la femme. Je rentrai à la maison avec un drôle de sentiment. Je ne me sentais plus certaine de ce que j’avais vécu. Je réalisai soudain que je ne l’avais été à aucun moment. Je ne savais pas qui j’avais rencontré : une comédienne qui s’amusait, ou qui exerçait son art bénévolement, une « mythomane », ou un fantôme ? Un fantôme ? Est-ce que je croyais au fantôme ?
Non, je ne croyais pas aux fantômes. Je croyais à la réincarnation, ce qui implique pour moi qu’il n’est pas possible de prendre forme lorsqu’on est dans l’état de transition, entre vie et mort. Pourtant, je gardais de cette rencontre l’impression que cette femme revenait réellement du passé tant elle en parlait avec naturel, et tant elle semblait tout droit sortie du XVIe siècle, pourtant elle paraissait bien accueillir ce qu’elle voyait, c’est à dire des personnes et des lieux transformés par la modernité. Elle ne semblait pas remarquer les signes incontestables de ces changements. À qui avais-je eu à faire ? C’était très difficile d’avoir une certitude.
Je ne retournai pas au parc avant quinze jours, car j’eus un travail important à réaliser. Un après-midi de septembre ensoleillé, je ressentis l’envie de m’y promener. J’avais pris de la distance par rapport à la rencontre avec « Hélène ». Je m’étais persuadée qu’il s’agissait d’une femme atteinte de mythomanie : un être souffrant d’une maladie narcissique, poursuivie par un sentiment de solitude, fuyant sa véritable histoire, en s’en créant une autre, exaltante, dans laquelle elle était un joyau de la cour de Catherine de Médicis, admirée par tous, et de surcroît, le dernier amour de Pierre de Ronsard.
En entrant dans le parc, j’éprouvai une légère appréhension. Si je la rencontrai devais-je accepter à nouveau ce dialogue aimable, et aller dans son sens ? D’un point de vue psychique, ce n’était pas la meilleure attitude à adopter. Mais, je me rappelais combien j’avais été touchée par sa sincérité apparente. Ce serait difficile. Je me rassurai en pensant que je ne la reverrai sans doute pas. L’agent d’accueil m’avait affirmé que peu de gens l’avaient rencontrée. En approchant de l’emplacement du banc, j’eus un premier choc. Le bosquet avait disparu, il avait été taillé et ses racines avaient été déterrées. Le banc avait également été enlevé. Après avoir fait quelques pas dans le parc, je ne résistai pas à l’envie de me rendre à l’accueil pour demander ce qui s’était passé. J’appris que le banc et le massif avaient été enlevés, car le parc allait être réaménagé. J’échangeai encore quelques mots avec l’agent, et je découvris qu’une descendante d'Hélène de Surgères, une femme âgée et célibataire, avait fait don au musée du prieuré d’objets ayant appartenu à la muse de Ronsard : un coffre et un cabinet personnel de style renaissance. Je demandai à quel moment cela s’était produit. Cette femme était venue dix jours plus tôt, c’est à dire peu de temps après l’étrange rencontre du parc.
Un peu troublée malgré moi par la coïncidence, je retournai dans le sous-bois pour réfléchir à cet évènement. Je m’arrêtai devant l’emplacement, à présent vide, où « Hélène » s’était assise près de moi. J’eus le sentiment de quelque chose qui s’achevait, avec la disparition des objets témoins. On aurait pu penser qu’Hélène était repartie définitivement, dans un autre espace-temps, ayant trouvé l’apaisement, ou la réponse à ses questions. De façon cohérente, sa lointaine descendante était venue déposer ici, certains de ses accessoires personnels faisant ainsi reconnaître la place qu’elle avait occupée dans la vie de Pierre de Ronsard. Pour le moment, la terre était retournée, mais au printemps l’herbe repousserait, puis les fleurs qu’on y sèmerait. Comme je m’apprêtais à me détourner pour rentrer chez moi, mon regard fut attiré par quelque chose qui flottait. Je découvris un ruban rouge écarlate accroché aux branches d’un des arbres qui s’élevaient au-dessus de cet endroit. Noué autour d’un rameau, il était placé assez bas pour que je puisse l’en retirer. Le ruban était réel, frais et doux, en satin. J’eus l’incroyable sentiment qu’il était le dernier fil de cette histoire, reliant le passé et le présent, incarnant sa force secrète.
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